CHRONIQUES

« J’ai rien qu’pris deux bières, j’vous l’jure ! » :
La « nouvelle » preuve contraire


Introduction

Attendu depuis longtemps, l’arrêt R. c. St-Onge Lamoureux[1] rendu par la Cour suprême du Canada le 2 novembre 2012 vient de donner les nouvelles lignes directrices applicables relativement à une défense à l’encontre d’une accusation de conduite (ou garde et contrôle) d’un véhicule à moteur avec une alcoolémie[2] supérieure à la limite légale de 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang (le fameux « .08 »).

Depuis le 2 juillet 2008, soit depuis l’entrée en vigueur des restrictions à l’égard de la preuve contraire admissible lors d’un procès sur une accusation de conduite avec un taux d’alcoolémie supérieur à .08, il était devenu pratiquement impossible de contester les résultats d’un alcootest. Face à ce qui semblait, à l’évidence, brimer la présomption d’innocence protégée à l’article 11 d) de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour suprême a donc été invitée à se prononcer sur, d’une part, la validité constitutionnelle des nouvelles dispositions ayant resserré le Code criminel quant aux contestations des résultats d’un alcootest[3] et, d’autre part, sur l’application rétrospective ou non de ces dispositions[4].

Mise en contexte de la « preuve contraire »

Criminalisée au Canada depuis 1969, la conduite ou la garde et le contrôle d’un véhicule à moteur avec une alcoolémie supérieure à .08 a un régime de preuve bien particulier prévu au Code criminel.

Dans la mesure où nous comprenons bien que le crime est d’avoir une alcoolémie, c’est-à-dire l’alcool dans le sang et non dans l’haleine, supérieure à 80 mg d’alcool par 100 ml de sang (.08) lorsque nous conduisons ou avons la garde et le contrôle d’un véhicule à moteur et non lorsque nous sommes au poste de police, il semble évident que le Ministère public devait bénéficier d’une certaine « aide » pour arriver à convaincre un juge hors de tout doute raisonnable de la culpabilité d’un individu. En effet, à défaut d’obtenir un échantillon sanguin de façon simultanée à l’arrestation, comment le Ministère public peut-il faire sa preuve hors de tout doute raisonnable lorsqu’il ne détient qu’un échantillon d’haleine prélevé plusieurs minutes voire des heures après l’arrestation ? Le législateur ayant prévu le coup, il a donc créé certaines présomptions légales : une d’exactitude et deux d’identité.

Présomption d’exactitude (art. 258 (1) c) du Code criminel)

Cette présomption prévoit que la teneur en alcool mesurée par l’alcootest au moment du prélèvement correspond exactement à la teneur en alcool dans le sang au même moment, soit au moment du prélèvement.

Dans la mesure où la teneur en alcool dans l’haleine ne correspond pas toujours à la teneur en alcool dans le sang, cette présomption était essentielle pour débuter le processus. En effet, une personne à jeun qui ingurgite rapidement une grande quantité d’alcool en un court laps de temps et qui, au même moment, souffle dans l’alcootest tout en se faisant prélever un échantillon sanguin aura le résultat prévisible suivant : l’alcootest aura un taux d’alcool relativement élevé et l’analyse du prélèvement sanguin démontrera une alcoolémie pratiquement nulle, le corps n’ayant pas eu suffisamment de temps pour absorber l’alcool ingurgité.

Cela étant, dans la mesure où « l’alcoolémie » est maintenant présumée exacte, par le biais de la présomption d’exactitude (on sait que c’est fictif, mais tel est l’objet d’une présomption légale – la réalité rejoint parfois la fiction), il n’en demeure pas moins que nous sommes toujours au poste de police au moment du prélèvement et non sur le bord de la route… Entre alors en jeu une autre présomption légale : la 1ère présomption d’identité.

1ère Présomption d’identité (art. 258 (1) c) du Code criminel)

Cette présomption prévoit que l’alcoolémie présumée exacte au moment du prélèvement (présomption d’exactitude) correspond identiquement à celle que l’on aurait eue (ou présumé avoir eue) au moment de l’infraction, généralement lors de l’arrestation sur le bord de la route.

Encore une fois, cette présomption s’avère essentielle pour le Ministère public, car on sait pertinemment que l’alcoolémie fluctue avec l’effet du temps. Reprenons l’exemple de la personne à jeun qui ingurgite rapidement une grande quantité d’alcool. Une fois « l’exploit » terminé, cette personne sentira tranquillement l’effet euphorique de l’alcool l’envahir, planera un certain temps si elle ne consomme rien d’autre, pour finalement redevenir à jeun après quelques heures. Le processus d’absorption et d’élimination de l’alcool par l’organisme ayant fait son œuvre… En somme, on se met dans l’ambiance, on danse ou on chante puis, finalement, on va se coucher. Le lendemain matin, on a peut-être un mal de tête, mais on n’est pas soûl à vie même si on prétend avoir viré la « brosse de sa vie » !

2e présomption d’identité (art. 258 (1) d.1) du Code criminel)

La dernière présomption d’identité, et non la moindre, a été instaurée en 1997 en réaction à l’arrêt St. Pierre[5]. Elle prévoit que, dans la mesure où l’alcootest a enregistré une « alcoolémie » présumée exacte (voir la présomption d’exactitude) et correspondant identiquement (voir la 1ère présomption d’identité) à celle qui prévalait (ou devait prévaloir) au moment de l’arrestation, l’alcoolémie supérieure à .08 au moment du prélèvement correspond identiquement, dans le sens de forcément supérieure à .08, au moment de l’infraction, généralement lors de l’arrestation sur le bord de la route.

En fait, cette présomption est également cruciale pour le Ministère public, car ce n’est pas parce que la teneur en alcool dans l’haleine au poste de police – ramenée à la teneur en alcool dans le sang au volant par le biais de la présomption d’exactitude et de la 1ère présomption d’identité – fait en sorte qu’inévitablement l’alcoolémie se situe au-dessus de la limite de .08. Cette 2e présomption d’identité vient pallier à cette lacune mise en évidence par l’acquittement spectaculaire de Madame St. Pierre en 1995 par la Cour suprême du Canada[6].

La défense de type « Carter »

La fameuse défense : « j’ai rien qu’pris deux bières ! » se nomme, en droit, la défense de type Carter[7] qui tire son origine d’un célèbre arrêt rendu par la cour d’appel d’Ontario en 1985.

On ne saurait mieux résumer la défense de type Carter qu’en citant le passage suivant de l’arrêt Dineley : « [20] […] la défense de type Carter permettait à l’accusé de s’acquitter de son fardeau de repousser les présomptions légales en faveur du ministère public en s’appuyant sur l’opinion d’un expert selon laquelle la quantité d’alcool qu’il avait bu n’était pas compatible avec les résultats de l’alcootest. Ce n’est plus le cas, par suite de l’adoption des modifications. Pour réfuter ces présomptions, l’accusé doit plutôt dorénavant présenter une preuve directe quant au fonctionnement ou à l’utilisation de l’alcootest. »

Voyons maintenant ce qu’il en est justement de la « nouvelle » preuve contraire.

La « nouvelle » preuve contraire

Depuis l’arrêt St-Onge Lamoureux et considérant que l’objectif du législateur en resserrant le Code criminel quant aux contestations des résultats d’un alcootest était de conférer à ceux-ci un poids compatible à leur valeur scientifique, il ne suffit plus maintenant de prétendre que nous n’avons pris « que deux bières » avant notre arrestation. En effet, l’effet conjugué des articles 258 (1) d.01), 258 (1) d.1) et 258 (1) c) (ce dernier article – art. 258 (1) c) – devant maintenant être lu conformément au paragraphe 101 de l’arrêt St-Onge Lamoureux) du Code criminel, impose maintenant à l’accusé essentiellement deux choix :

1) attaquer la fiabilité des résultats de l’alcootest, auquel cas il devra nécessairement démontrer, en tentant de semer un « vrai » doute raisonnable et non de simples conjonctures ou des suppositions (St-Onge Lamoureux, par. 52 et 53), en sus d’une défense de type Carter[8], le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de l’alcootest;

ou

2)
ne pas contester les résultats de l’alcootest, mais plutôt prétendre, conformément à l’article 258 (1) d.1) du Code criminel, que son alcoolémie au moment pertinent, c’est-à-dire au moment de son arrestation sur le bord de la route, était possiblement et vraisemblablement inférieure à .08 (art. 258 (1) d.1) (i) C.cr.) et que cette alcoolémie était également compatible avec les résultats de l’alcootest enregistrés subséquemment à l’arrestation (art. 258 (1) d.1) (ii) C.cr.).

Dans le premier cas, on devra inévitablement exiger des informations concernant l’entretien et la manipulation de l’alcootest (St-Onge Lamoureux par. 42, 48 et 78) pour tenter de démontrer le mauvais fonctionnement ou l’utilisation incorrecte de celui-ci.

Dans le second cas, on devra toujours faire intervenir un expert, généralement un toxicologue ou un biochimiste, et témoigner en défense à l’effet que notre consommation d’alcool, avant notre arrestation ou entre notre arrestation et les prélèvements avec l’alcootest, fait en sorte que nous étions possiblement et vraisemblablement en bas de .08 au moment de notre arrestation, mais qu’il est possible (pas criminel pour autant) d’avoir « pété la balloune » de peu au poste de police… En somme, la défense des « deux bières » semble maintenant céder le pas à la défense du « dernier verre » (St-Onge Lamoureux, par. 90 et 91).

À suivre…

Compte tenu que la majorité des juges dans l’arrêt Dineley a conclu que les modifications au Code criminel restreignant la preuve contraire et resserrant  les contestations des résultats d’un alcootest touchaient des droits substantiels et non simplement des règles de preuve, elle a décidé que ces modifications ne s’appliquaient que pour l’avenir, c’est-à-dire pour les dossiers où l’arrestation a eu lieu postérieurement au 2 juillet 2008. Ainsi, les nouvelles règles établies par la Cour suprême dans l’arrêt St-Onge Lamoureux ne s’appliquent qu’à ceux ou celles qui ont été arrêtés après le 2 juillet 2008.

Quant à l’obligation du Ministère public de communiquer l’ensemble de la divulgation de la preuve qu’il détient et entend éventuellement faire valoir contre un accusé, il est fort à parier que l’arrêt St-Onge Lamoureux aura un impact majeur sur les documents et/ou les informations que la défense sera en droit d’obtenir, particulièrement en ce qui concerne le fonctionnement, l’entretien et l’utilisation de l’alcootest utilisé dans chaque cas d’espèce.

Enfin, la question demeure ouverte quant à la validité constitutionnelle de la présomption d’exactitude, la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt St-Onge Lamoureux, sous la plume du juge Deschamps, ayant écrit : [55] […] De surcroît, notre Cour n’a, jusqu’à ce jour, pas eu à examiner la constitutionnalité de la présomption d’exactitude ». La porte demeure donc grande ouverte à un éventuel débat sur cette question…

Conclusion

À la lumière des arrêts Boucher[9], Gibson[10], St-Onge Lamoureux[11], Ibanescu[12] et, bien entendu, sous toutes réserves, nous nous permettons humblement d’avancer ceci :

- Résultats d’alcootest entre 81 et 120 mg d’alcool par 100 ml de sang : une preuve contraire de type Carter semble toujours possible avec une très bonne chance de succès dans la mesure où elle respecte l’article 258 (1) d.1) du Code criminel;

- Résultats d’alcootest au-delà de 120 mg d’alcool par 100 ml de sang : une preuve contraire de type Carter, à elle seule, semble improbable quant à ses chances de succès. Par contre, jumelée avec l’avenue d’une contestation sérieuse de la fiabilité des résultats de l’alcootest en démontrant, par une éventuelle preuve directe, le mauvais fonctionnement et/ou l’utilisation incorrecte de l’alcootest, elle demeure bien présente et même possible avec une bonne chance de succès.

Enfin, peu importe les résultats de l’alcootest, si on vous reproche une garde et contrôle d’un véhicule à moteur avec une alcoolémie supérieure à .08, sachez que les enseignements du récent arrêt Boudreault[13] de la Cour suprême ouvrent la porte à une contestation légitime et ce, même si vous avez « pété la balloune solide »… En effet, ce n’est pas parce que vous étiez « chaud » que vous aviez, à défaut de le conduire, nécessairement la garde et le contrôle de votre véhicule à moteur. N’oubliez pas que, comme le dit la Cour suprême du Canada, chaque cas est un cas d’espèce.

Dans tous les cas, n’hésitez pas à nous contacter, nous sommes confiants de relever les défis qu’impose le nouvel état du droit sur la question, particulièrement quand l’innocence est non seulement présumée, mais qu’elle est la pierre angulaire du droit criminel.

Le présent article ne constitue pas un avis juridique et n’engage que la responsabilité de son auteur.


[1] [2012] 3 R.C.S. 187.
[2] « alcoolémie » : n.f. – MÉD. Taux d’alcool dans le sang (Dictionnaire Le Petit Robert 2010).
[3] R. c. St-Onge Lamoureux, précité, note 1.
[4] R. c. Dineley, 2012 CSC 58.
[5] R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791.
[6] R. c. St. Pierre, précité, note 5.
[7] R. c. Carter (1985), 19 C.C.C. (3d) 174.
[8] En effet, la Cour suprême indique clairement que de semer un doute raisonnable quant au bon fonctionnement ou à l’utilisation correcte de l’alcootest signifie simplement que le Ministère public perd le bénéfice des présomptions prévues à l’article 258 (1) c) du Code criminel (St-Onge Lamoureux au par. 58). Cela n’équivaut pas à un acquittement en soi…
[9] R. c. Boucher, [2005] 3 R.C.S. 499.
[10] R. c. Gibson, [2008] 1 R.C.S. 397.
[11] R. c. St-Onge Lamoureux, précité, note 1.
[12] R. c. Ibanescu, 2013 CSC 31.
[13] R. c. Boudreault, [2012] 3 R.C.S. 157.